Est-ce une bête ou un homme ? - Jean Tardieu

 

Il court, épouvanté, hagard, entre les ronces, les souliers lourds, le visage et les mains ensanglantés. Des cloches sonnent dans sa tête et le goût de la mort est dans sa bouche.

Où aller ? Vers la gauche ? Les branches craquent sous des bottes. Vers la droite ? Les chiens grondent. Et, devant lui, des balles font jaillir l'eau des flaques.

Alors il fonce. Au hasard. La clairière, blanche sous le soleil, apparaît. Hélas, pas d'ombre !

Pas un fossé, pas un arbre, pas le moindre abri où s'écrouler avant que viennent les bourreaux !

Déjà les aboiements, de plus en plus nombreux et proches, retentissent et tout à coup, là, là, dans l'herbe haute, un des chasseurs se lève et tire ! Un autre un peu plus loin, puis deux, puis dix, puis cent.

L'horizon fourmille et scintille de casques, de fusils, de baudriers (1), d'éclairs de mitrailleuse. L'homme tombe, rebondit, fait quelques pas, chancelle, déchiqueté, poussière de sang noir et s'abat, immobile enfin, tandis que grince, quelque part, un clairon nasillard.

Mille hommes pour la mort d'un seul ? Ai-je rêvé ?

N'était-ce pas plutôt, dans un vallon touché par le soleil d'automne, le grincement d'un chariot, l'éclat luisant des pommes et les haillons (2) d'un épouvantail secoué par le vent paisible ?…

Jean TARDIEU, Le Fleuve caché.