Boire et manger – Jacques Darras

C’est par la bouche que nous buvons.  

C’est par la bouche que nous mangeons.

C’est par la bouche que nous baisons 

La bouche de celle que nous aimons.

C’est par la bouche que nous parlons.

C’est par la bouche que nous chantons.

C’est par la bouche que nous rotons.

C’est par la bouche que nous crions.  

Nous vomissons nous éructons.

C’est la bouche qui mieux que les yeux

Reçoit le monde et qui le rend     

Qui le recrache en l’avalant.

C’est par la bouche que je crierai    

À l’heure du Jugement Dernier.

C’est par la bouche que vient la mort,

C’est par la bouche qu’elle me mord.

C’est par la bouche que je veux boire.

C’est par la bouche que je veux croire.

 (…)C’est par sa bouche que j’ai baisée  

Que je veux mourir apaisé.

C’est par son ultime baiser  

Que je veux clore mon histoire.  (…)  

Quand je vous parle c’est comme de boire

Quand je vous parle c’est comme de croire

Que c’est aux mots que nous buvons.

Que c’est au cœur que nous devons

Rendre le souffle qu’il nous prêta

Dont nous usâmes sans bien savoir

Si nous ne le gaspillâmes pas.  (…)

 Aussi longtemps que j’aurai vie

Qu’en moi j’aurai puissance de cri

Je n’écrirai que pour crier

À mots trempés dans l’encrier

Des sons qui résonnent dans le noir.

Car nous vivons tous dans de l’encre

Dont nous ne savons pas pourquoi

Elle est si noire autour de soi.

Les flots de sang qui dans nos corps  

Nous baignent comme une plage, dehors 

Quand ils s’épandent et se répandent

Nous privent de vie à l’intérieur.

Entre la nuit et le sang rouge

Ce n’est que nuance de couleur. 

Ce n’est que nuance de douleur.

Ne sommes-nous nés que pour crier ?

Ne sommes-nous nés que pour saigner ?

Je ne sais pas mais je veux boire

Comme si buvant des mots qui sont 

Des mots qui sonnent pour la mémoire

C’était du sang que je buvais

Comme si ce sang avait du sens,   

Qu’il circulât pour nous guider.

Nous avançons tous dans la nuit. 

Qui est devant, qui nous précède

Qui précéda les précédents   

Nos antérieurs nos pères d’avant.

 (…) Quelle couleur a la mort, qui sait ? 

Transformation c’est le mot clé,

La clé qui ouvre est dans nos bouches 

La clé qui ouvre est dans nos mots.

 (..) Donc, levons le verre

Levons le levier de nos vers

Nos vers de chair jusqu’à la fine  

Frontière entre le monde et nous !

La bouche est bouche d’une rivière 

Que nous formons dans l’Univers

Avec le courant de nos mots.

Avec le courant de nos souffles.

Avec le courant de nos sangs. 

Et le courant de la lumière.

Buvons buvons et confluons

Nous accordant et musiquant

La bouche ouverte la bouche fermée

En une sempiternelle prière !


Boire et manger – Jacques Darras